(This is a French translation of my essay On the Social Media Ideology, which was published in September 2016 in E-flux Journal #75. The translation was made for the May 2016 Ars Industrialis conference in St. Denis, where I first delivered the text)
L’éradication du social : « Nous ne nous connaissons pas nous-mêmes – et pour de bonnes raisons » Friedrich Nietzsche – « Même les plus prolétarisés commencent à le comprendre » (à commenter) – « les informations qui nous sont fournies sont fiables » Priconomics – « L’Internet échoue à se développer gratuitement » Chris Ellis – “Je souhaite me faire surprendre par ma propre attitude » – « Il y a une base de fragilité dans toute chose. C’est de cette façon que la lumière arrive » Léonard Cohen – « Venant de faire comme tous les six mois ma revue de Linkedin et me laissant embarrassé ; celle-ci me fait tout à fait penser au regard que je porterais deux fois par an aux cintres dans l’armoire revenant de chez le teinturier. Dayo Olopade – Organic Reach Technologies (société) : “Ce n’est pas un modèle nécessitant de s’y conformer. Ce n’est qu’une base de donnée artisanale « @AcademicsSay – « Pas de réponse « Les Beatles – – Une Facebook-Op se produit lorsque l’on prend une photo avec la seule intention de la mettre ensuite sur Facebook » Urban Dictionary – « Si vous commencez à considérer que les gens ne valent rien, vous pouvez toujours vous connecter à Twitter. Si vous voulez en faire la démonstration, cela vous prendra du temps » Nein – « Les personnes ayant un bon jugement peuvent travailler sur la base d’une mauvaise technologie, mais les personnes sans jugement adéquat n’arriveront à rien même avec une bonne » Kentaro Toyama – « Mes confidences ne vont pas vous rendre plus heureux » Amalia Ulman – « Vous pouvez vous réveiller maintenant, L’Univers est fini » Jim Stark – « Arrêtons de considérer l’Internet comme une nouveauté extrême qui va changer le monde et commençons par nous préoccuper de ce que nous voulons pour le devenir de nos sociétés . Nous avons à nous donner ces objectifs, avant de définir l’Internet » Peter Sunde – « Nous pouvons nous trouver relativement autonomes et être en désaccord sur de nombreux points entre nous, mais les opérations seront toujours soigneusement coordonnées. » Anonymous – #Apply : C’est la même eau en ébullition qui a ramolli les pommes de terre, durci les œufs – Des vulgarités provenant d’un monde qui n’a rien à voir avec le nôtre ; C’est la véritable promesse des médias sociaux ». Neil – « Comment peut se faire une réputation si n’importe qui peut m’évaluer ? » #personnes — Les médias sociaux ou « Comment nous amener radicalement à accepter le présent tel qu’il est » (Stuart Hall) – « l’homme est par nature plein de contradictions » Thomas Mann.
Le paradoxe du « management conscient » a remplacé l’anxiété sociale sur le terrain de la Mauvaise Foi. C’est la thèse que Slavoj Žižek a soutenue pendant longtemps. Penchons-nous sur cette thèse et sur ce constat cynique: « Ils savent ce qu’ils font, mais ils le font dans tous les cas » et appliquons-le aux réseaux sociaux. Il n’est plus nécessaire d’établir une liste du potentiel de tels « nouveaux médias » et d’analyser leurs intentions. Au cours des dernières décennies, il aurait été prématuré d’associer l’usage intensif de millions d’utilisateurs à des approches structurelles profondes telles que le rôle du subconscient. Mais maintenant que nous vivons pleinement dans l’ère des réseaux sociaux, il est justement pertinent de faire le lien entre technê et psychê.
Les effets des révélations de Eduard Snowden ont eu des répercussions directes dans notre navigation quotidienne et notre usage de la toile. Nous savons que nous sommes observés par des systèmes de surveillance, mais qui peut honnêtement affirmer en être conscient en permanence ? « L’Internet peut être détruit », comme le dit l’expression (et il s’avère que cette analyse troublante fait consensus chez les informaticiens), mais on ne peut pas en dire autant pour les média sociaux.
L’expression « Vous êtes ce que vous partagez » (de Charles Leadbeater) exprime bien l’idée de la migration du soi « autonome » vers une entité tournée vers l’extérieur, qui satisfait constamment son capital social par le transfert de valeurs (qui sont des données) de soi vers les autres. Regardons le problème en face: nous refusons de nous considérer comme étant des « esclaves de la machine ». Mais qu’est-ce que cela signifie au final, d’accepter l’idée qu’il y a quelque chose d’addictif aujourd’hui dans notre usage des réseaux sociaux, mais que paradoxalement personne n’en serait apparemment victime ? Est-ce qu’on ne s’en sert vraiment que très rarement ? De quoi est-il vraiment question ? Si tant est que nous sommes entourés par cette sphère sociale, non pas par le logiciel, ni par les protocoles, les architectures de réseau ou ces interfaces ô combien infantilisantes.
Derrière cette attirance pour le social, poussés par l’opinion de notre entourage immédiat, voila ce que sont nos habitudes aujourd’hui:
voir les histoires les plus récentes en premier, ajuster ses filtres de préférences, aller à la première histoire non lue, mettre à jour sa vie avec des évènements, tout supprimer et remettre à jour, pas maintenant, sauvegarder des liens pour les lire plus tard voir la conversation entière, bloquer son ex, tenir un tableau secret, lancer un sondage, commenter grâce au plug-in social, ajouter une vidéo sur son profil, choisir entre cœur, haha, wow, triste et énervé, discuter avec ceux qui nous taguent tout en regardant les changements dans les statuts relationnels des autres, suivre un leader d’opinion, recevoir des notifications, créer un aperçu qui mène à son avatar, reposter une photo, se perdre dans la rivière à double sens de sa timeline, empêcher ses amis de voir ses mises à jour, regarder quelque chose après recommandation, customiser une photo de couverture, créer un titre accrocheur de clicks, chatter avec un ami, et en même temps voir que « 1,026,595 personnes ont liké ce sujet. »
Les réseaux sociaux sont bien plus qu’un simple discours dominant. Il faut aller plus loin que les seuls textes et images, et prendre en compte les logiciels, les interfaces et les réseaux qui reposent sur une infrastructure technique et tangible faite de bureaux, de leurs experts et assistants, de leurs câbles et data-centers, qui travaillent en lien étroit avec les mouvements et les usages de milliards de personnes connectées. Le monde académique, dans ses analyses sur l’Internet, s’est progressivement détourné des promesses utopiques, de ses impulsions et critiques pour aller vers une « cartographie » de l’impact du réseau. Des ‘Digital Humanities’ à la ‘Data Science’, on peut noter un changement dans l’approche des réseaux sociaux, des questions « pourquoi », « quoi » et « qui », vers la question du « comment ». On passe d’une socialité des causes à une socialité des effets. Une nouvelle génération de chercheurs humanistes est attirée dans le piège du ‘Big Data’, et s’efforce de capter les comportements des utilisateurs tout en produisant de séduisantes douceurs visuelles pour un public gourmand d’images (et vice versa).
Sans nous en rendre compte, nous sommes arrivés à un niveau supérieur, bien qu’on ne sache pas encore comment l’appeler, qui est celui de l’ère hégémonique des média sociaux en tant qu’idéologie. Les produits et services sont bien-sûr souvent sujets à idéologies. Nous avons appris à voir les idéologies qui s’y cachent. Mais à quel point peut-on dire de façon convaincante qu’ils sont devenus des idéologies ? C’est une chose, de constater que Marc Zuckerberg (fondateur de Facebook) est un idéologue, qui travaille pour la CIA ou bien d’observer la façon dont des communautés ou des groupes politiques utilisent son système de façon détournée. Mais c’est une toute autre chose de travailler sur une théorie complète des média sociaux. C’est une période cruciale pour la critique théorique ; elle doit essayer de reconquérir ses territoires perdus et d’arriver à revenir du quantitatif au qualitatif. C’est une libération pour la recherche, de se couper de l’approche instrumentale du marketing viral et des relations publiques. On arrête d’insister et on commence à analyser. Les technologies des réseaux sont devenues rapidement la nouvelle norme, en rendant leur fonctionnement et leur gestion invisible.
Le chapitre 2008 de la critique d’Internet est sur le point de se clore. Si nous devons faire une nouvelle Critique de l’Economie Politique, il faudra pleinement intégrer l’Internet et les technologies numériques. L’opposition évidente entre les utopies californiennes d’un côté et le pessimisme européen a été remplacée par des problèmes mondiaux beaucoup plus larges, comme le devenir du travail. Nous devons pousser la critique d’Internet au delà de la régulation normative des comportements et porter un regard politique sur les angoisses de la jeunesse ainsi que leurs addictions et distractions. Il nous a fallu du temps pour comprendre que la nature du social est aujourd’hui virtuelle. Les média sociaux exigent de nous un spectacle sans fin. On revient toujours, on reste toujours connectés, jusqu’à ce que le ‘Digital Detox’ arrive et que l’on nous soit ramenés à d’autres réalités.
La promesse sociale, politique et économique d’Internet en tant que réseau décentralisé de réseaux tombe en miettes. Les alternatives aux réseaux sociaux, cinq ans après leur apparition, n’ont pas vraiment progressé. Mais malgré toutes les prédictions bien intentionnées, les troupeaux n’ont pas migré vers de plus verts pâturages. Le tableau global est celui d’un milieu entier qui stagne et qui est défini par des entreprises dominantes faites de quelques acteurs. On est pris dans les eaux stagnantes des réseaux sociaux et il est grand temps de se demander pourquoi. Avoir une approche basée sur l’économie politique (comme celle des années 1970 où la critique des média de masses n’avançait pas) ne serait pas suffisant si l’on veut avoir une stratégie efficace. Une des possibilités pourrait être d’apporter une réponse post-Freudienne à la question: Qu’est-ce qui se trouve dans la tête de l’utilisateur ? Il faut regarder ce que les média sociaux proposent pour y répondre. Quels désirs est-ce qu’ils peuvent satisfaire ? Pourquoi est-ce que de ‘mettre à jour’ représente un tel engouement ? Peut-on développer une série de concepts critiques qui pourraient décrire notre attraction compulsive pour les réseaux, sans pour autant la considérer comme une simple addiction ?
On pourrait commencer par s’intéresser aux média sociaux en tant qu’idéologie avec l’essai de Wendy Chun écrit en 2004, à propos de l’idée de « logiciel » comme idéologie. Chun, aux côtés de Jodi Dean mais aussi d’autres personnes, s’est adressée aux théoriciens des média en définissant l’apogée de la transition néolibérale et le triomphe du logiciel propriétaire. La prévalence de l’idéologie comme point central dans le débat a petit à petit disparu depuis la moitié des années quatre-vingt (1980). Une telle renaissance théorique dans les années soixante-dix (1970) s’est faite dans un contexte où l’État-providence était spectaculairement puissant, et qui devait gérer l’après guerre. De nombreux travaux ont déjà été réalisés sur l’histoire et les origines des média sociaux.
L’ « idéologie » californienne telle que décrite précisée en 1995 par Richard Barbrook et Andy Cameron nous aide à analyser les motivations ayant pour origine la guerre froide (et l’ambivalente culture hippie) , comme le confirma aussi Fred Turner dans son livre de 2006 bien connu de la contreculture à la Cyberculture. Mais aucune perspective historique n’est valable si elle ne peut prendre en compte et analyser les réseaux sociaux présents et leur succès continu depuis les années 1990.
De nos jours, comme dans les années 1970, l’idéologie tient une place importante dans les orientations des systèmes existants.
Pour analyser le rôle de cette idéologie, il faut observer très attentivement son impact sur la vie de tous les jours, à cette époque et aujourd’hui. Ce qui reste difficile à expliquer est la contradiction à première vue entre le sujet hyper-individualiste et le besoin de se retrouver en groupe sur le plan social. Qu’est ce qui ne marche pas sur le plan du social ? Qu’est ce qui marche ? Ce qui est positif est la persistance dans le monde du Cyberespace en Californie comme en Italie d’une forme d’intelligence « Gramscienne » du « réseau social ». Elle s’entend comme un témoignage de culture populaire que la multitude peut battre la puissance des dominants de par sa propre activité dans les réseaux. Les critiques Italiens, activistes et artistes ne sont pas –contrairement à beaucoup d’autres– totalement au courant de toutes les controverses qui entourent les productions et services réalisés dans la Silicon Valley, tout en restant tout à fait positifs vis-à-vis de cette potion magique appelée « réseaux sociaux ».
L’une des fonctions de l’idéologie, définie par Louis Althusser, est la reconnaissance, la façon dont on s’adresse au sujet. Cela peut s’appliquer à propos du processus de l’utilisateur en devenir. C’est la part cachée de l’histoire des réseaux sociaux. Avant d’y accéder, chacun remplit le formulaire de son profil, choisit son identité et son mot de passe pour créer son compte. Quelques instants plus tard, vous faites partie du jeu et vous commencez à partager, créer, jouer, comme si ça avait toujours été comme ça. Le profil est l’étape nécessaire au tracking et à la publicité ciblée. Les plateformes se présentent toutes comme étant une évidence, alors qu’elles ne sont seulement que des outils pour nous aider dans nos vies. Tous les gens dignes d’intérêt se trouvent là. On aime et on contemple notre nouveau maître. C’est par le biais de notre profil que nous en devenons son sujet.
Althusser considère que nous participons à cette idéologie de cette façon – l’expression s’applique en particulier aux réseaux sociaux pour lesquels les sujets sont considérés comme utilisateurs qui n’existeraient pas en dehors de leur compte. Le fait d’avoir recours à une idéologie plutôt autoritaire et hermétique en raison de la structure fortement centralisée et verticale des réseaux est justifié, à cette époque du capitalisme des plateformes qui ne laissent aucune espace aux utilisateurs pour re-programmer leur espace de communication.
En dépit de tout le postmodernisme et du cynisme néo-libéral qui l’a considéré comme superflue, cette idéologie est sans surprise (ce qui est plus étonnant, c’est comment le concept a été oublié). Le problème principal est que nous sommes de moins en moins au courant de comment cela fonctionne. De plus, lorsqu’il s’agit des réseaux sociaux, nous avons une « une fausse conscience éclairée » : nous savons très bien ce que nous faisons lorsque nous sommes aspirés, mais on le fait néanmoins.
Cela a permis de donner une popularité extrême aux positions de Zizek – et cela pourrait être l’une des meilleures explications de son succès. Nous sommes tous au courant des algorithmes utilisés pour la timeline de Facebook, des effets de la bulle d’information et des publicités personnalisées.
On continue de tout mettre à jour 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, dans une économie en temps réel des interdépendances, en ayant appris à lire les flux des informations comme étant des indicateurs interpersonnels de la condition du monde. Quarante ans après Althusser, nous n’associons plus l’idéologie avec l’Etat de la même façon que Althusser et ses successeurs. Cela sonnerait faux, voire tout à fait hors de propos de qualifier Facebook et Google comme entrant dans la définition Althussérienne de « l’appareil d’Etat idéologique ».
A cette époque du tardif néo-libéralisme, l’idéologie est reliée au marché, pas à l’Etat, lequel s’est retiré dans la sphère de la régulation des marchés. Mais essayons de ne pas oublier que c’est la théorie idéologique qui a contribué à la « crise du marxisme ». Cela a engendré des questionnements encouragées par les mouvements étudiants, la montée du féminisme et bien d’autres « nouveaux mouvements sociaux », contribuant à la stagnation puis à la faillite de l’Union Soviétique. L’intérêt grandissant pour les média et les ‘Cultural Studies’ a fait le reste.
La chute du mur de Berlin en 1989 a donné lieu à un nouveau traitement, vécu au travers de la TV relayée par satellite et transmise tout au long de l’évènement. Mais déjà, les partis communistes affaiblis ne pouvaient plus ‘annexer’ et renverser tout le spectre de la justice et les problèmes de redistribution de l’état social, isolé par ses pratiques contre-culturelles. Les stratégies où l’on surestime la classe ouvrière ne marchent plus.
Les nombreux petits groupes minoritaires, rejetant la ‘nouvelle normalité’ se sont perdus dans leurs propres dispositifs, sans avoir pu constituer un cadre politique. Durant une dizaine d’années, la théorie marxiste en tant qu’idéologie critique a sombré au niveau de deux points principaux : l’Etat et le Parti. La perte d’aura de l’idéologie en tant que principal pôle d’intérêt dans la philosophie et les sciences sociales a eu pour effet de donner naissance à la croyance globale que bien que « les idées aient encore de l’importance », elles ne sont plus capables de réguler les vies des peuples.
De nos jours, on apprécie toujours les idées puisqu’elles permettent de dessiner le futur, mais en tant que lois et normes, elles sont considérées comme trop complexes pour triompher de nos contradictions quotidiennes régies par le capitalisme.
Considérer les réseaux sociaux comme une idéologie revient à remarquer ce qui lie ensemble les réseaux, la culture et des identités complexes en vue de toujours plus de progrès en matière d’éducation (et en relation avec les « cultural studies » ) que ce soit sur le plan du sexe, du style de vie, de mode, de réputation, de célébrité, et de nouvelles provenant de la radio, de la TV, de magazines ou du Web ; Le tout est imbriqué dans des systèmes de valeurs entrepreneuriales de capital-risque et de culture de start-up, avec sa part d’ombre consistant en le déclin du niveau de vie et la hausse des inégalités.
Chaque utilisateur pourrait faire cet aveu : « C’est vraiment d’autant plus en plus difficile de se passer des réseaux sociaux que nous éprouvons le besoin de nous exprimer par ce biais. La plupart des gens ont cette tendance, parce que cela est d’un usage facile » (Adele).
Wendy Chun a écrit son essai en 2004 sur le logiciel comme idéologie à l’apogée de l’époque du Web 2.0, lorsque le logiciel était encore confondu avec les PC et les portables. Elle écrit ainsi : « le logiciel est la représentation fonctionnelle d’une idéologie. Sur le plan technique, les ordinateurs sont des logiciels intégrés et le hardware est une machine pour les idéologies ».
Elle ajoute que les logiciels « répondent presque totalement à la définition formelle de l’idéologie telle que nous la concevons, en tant qu’idéologie, en tant que fausse conscience reprenant la définition de l’idéologie de Louis Althusser : une « représentation » des relations imaginaires des individus concernant leurs conditions d’existence ».
L’idéologie ne se réfère plus principalement à des concepts permettant d’échanger des idées. On pense plus en adéquation avec une vision spinozienne de l’incarnation – des tensions musculaires dues au zapping intensif sur Tinder, au mal de cou, en passant au mal de dos du à l’ordinateur portable.
Les idées de Althusser qui sont aussi rigides que les doctrines orthodoxes auraient besoin de quelques mises à jour, pas seulement en terme de classe sociale, mais on peut tout de même remarquer à quel point la structure idéologique Althusserienne répond encore au monde actuel. Chun écrit : ‘Le logiciel, ou plus précisément les systèmes d’exploitation, nous proposent une relation imaginaire avec notre hardware. Ils ne nous montrent pas de transistors, mais des bureaux et des corbeilles à la place. Ces logiciels produisent des utilisateurs. Sans système d’exploitation on ne pourrait pas accéder au hardware ; sans système d’exploitation, pas d’action et donc pas d’utilisateur. Chaque système d’exploitation, au travers des publicités, interpelle un « utilisateur » : il l’intrigue et lui offre un nom ou une image avec laquelle s’identifier ». Nous pourrions dire que les réseaux sociaux marchent de la même façon, mais qu’ils sont encore beaucoup plus performants.
‘Qu’êtes vous en train de faire’ : c’est ce que nous demande Twitter avant de twitter. Cette question est caractéristique des préoccupations terre à terre des réseaux sociaux. Les plateformes de réseaux sociaux n’ont jamais demandé ‘Qu’est-ce que vous pensez ?’, ou ‘rêvez’. Au vingtième (20e) siècle, les bibliothèques sont remplies de romans, de journaux, de bandes dessinées, de films, de personnes qui ont exprimé leurs idées. À l’ère des réseaux sociaux, il semble que nous partageons beaucoup moins ce que nous pensons. C’est perçu comme trop risqué, trop privé. Nous partageons ce que nous faisons et voyons, en le mettant en scène. Certes, nous partageons nos jugements et nos opinions mais pas nos pensées. Nous sommes trop occupés pour ça, toujours en déplacement, flexible, ouvert, sportif, sexy et toujours prêt à faire des rencontres et à nous exprimer.
En ayant une visibilité sociale permanente, les appareils et les applications ne font qu’un avec notre corps. C’est le contrepied de ‘Extensions of Man into an Inversion of Man’ de Marshall McLuhan. Lorsque la technologie nous est vraiment dans la peau, la distance disparaît et nous n’en avons plus aucune idée. En reprenant Jean Baudrillard, on pourrait parler d’une implosion du social, qui est cristallisé dans nos appareils électroniques portatifs, qui présentent une énorme capacité de stockage, la puissance d’un ordinateur, des logiciels et notre capital social.
Les choses nous viennent directement au visage, aux oreilles et on les commande du bout des doigts. C’est ce que Michel Serres admire autant dans l’agilité de la génération des ‘Digital Natives’ à naviguer, la souplesse de leurs gestes , la rapidité de leur pouce est évocatrice, qui envoient des mises à jour en quelques secondes, qui excellent dans l’art des mini-conversations, qui capturent l’atmosphère d’un endroit en un instant.
Pour continuer avec des références françaises, on peut dire que les réseaux sociaux dont on se sert pour montrer de façon sexy et sportive à quel point nous sommes ‘activement actifs’, véhiculent aussi très bien une certaine littérature du désespoir, incarnée par Michel Houellebecq et ses propos orduriers.
L’illusion selon laquelle l’utilisateur (ou l’utilisatrice) est entouré alors qu’il parcourt les différentes nouveautés de sa timeline est plutôt naturelle et évidente, et ce dès le commencement. Cela ne requiert pas de long apprentissage ni de rite de passage, ni de sang, ni de sueur, ni de larmes pour nous faire intégrer un cercle social.
Dès le premier jour, la configuration du réseau semble familière, comme si Whatsapp, QQ et Telegram avaient toujours existé. Cette familiarité immédiate devient source de malaise avec le temps. Nous ne sommes plus des joueurs, comme au bon vieux temps de Lamda MOO ou de Second Life. On a l’intuition que les réseaux sociaux sont une arène où on montre notre ‘expérimentalisme’ (pour reprendre James Wallman), où les détails personnels tels que le genre, l’ethnie, l’âge et la classe sociale ne sont plus simplement des données mais des éléments déterminants pour la stratification sociale.
La communauté imaginaire des réseaux sociaux est bel et bien réelle. Les plateformes ne sont pas un simulacres du social. Les réseaux sociaux ne « masquent » pas le réel. Ni son logiciel ni son interface ne sont ironiques, difficiles à analyser ou complexes. En ce sens, les réseaux sociaux ne sont plus (ou bien pas encore) post-modernes. Les paradoxes rencontrés au travail ne sont ici pas amusants. Les applications ne nous semblent pas absurdes. Elles sont au contraire évidentes, fonctionnelles et même un peu ennuyantes. Ce qui nous attire est le social, le flux qui ne finit pas, et non pas la performance des interfaces elles-mêmes.
Les réseaux ne sont plus uniquement des lieux de lutte entre différentes forces sociales. C’est un point de vue bien trop idéaliste. Mais si seulement ! Ce qui pose question est l’élément de mise en scène. Les plateformes ne sont pas des scènes ; elles connectent et synthétisent des données multi-média, certes, mais ce qui manque ici est le rôle ‘curateur’ qu’exerce le travail de l’homme. C’est pourquoi il n’y a pas de média dans les média sociaux. Les plateformes fonctionnent en raison de leur logiciel, des scripts d’automatisation, des algorithmes et des filtres, et non pas grâce à un comité d’éditeurs et de designers. Le fait que ces plateformes n’aient que peu d’employés fait justement débat en ce moment à propos des questions de racisme, d’anti-sémitisme et de jihadisme, puisque ces réseaux sont contraints par les politiciens à engager des éditeurs pour modérer le contenu de façon humaine.
Tandis que les gadgets tels que les smartphones et les appareils photos ont une qualité iconique (qui évolue avec la tendance et qui a donc une limite dans le temps), les réseaux sociaux en soi n’acquièrent pas un tel statut. Le réseau a un statut écologique, qui peut être comparé à la théorie des sphères de Sloterdijk. Il nous entoure comme l’air nous entoure, c’est un ‘Lebenswelt’, une bulle d’information, comparable à l’ancienne vision médiévale du monde ou encore à la façon dont on se représente les Marsiens. Aujourd’hui, la cosmologie d’Internet est faite de plusieurs couches avec des sites de rencontre, des sites web de football, des forum sur des logiciels et des sites porno, le tout fédéré par des moteurs de recherche, de nouveaux sites et des nouveaux réseaux sociaux. Comme l’air qui nous entoure, il s’avère compliqué de démontrer son existence mais dès lors qu’une idéologie montre son mauvais côté, les paradoxes sortent au grand jour et cette idéologie se disloque.
En 2004, Wendy Chun s’intéressait à la question des métaphores en considérant les logiciels comme une nouvelle forme de réalisme social : « Logiciel et idéologie se complètent parfaitement étant donné que les deux se focalisent sur les effets matériels de l’immatériel et parlent de l’immatériel au travers de repères visibles. Par ce processus, l’immatériel émerge comme un bien, comme quelque chose ayant ses propres droits ». Les détails semblent moins importants : « les utilisateurs savent très bien que leurs dossiers et leurs postes de travail ne sont pas réellement des dossiers et des postes de travail, mais ils font comme si cela était – en se référant à eux comme des dossiers et des postes de travail. Cette logique, selon Slavoj Zizek, est essentielle pour l’idéologie ».
Il est important de noter aussi que les ‘amis’ sur Facebook sont une métaphore similaire. Et il en va de soi aussi pour le ‘flux’ d’information de Facebook ainsi que pour la ‘chaîne’ de vidéos de YouTube. Alors, que va-t-il se passer lorsque l’audience deviendra trop importante ? Selon Chun, ce qui semble être plus important que de déconstruire les interfaces, est d’affirmer que « l’idéologie persiste dans les usages de quelqu’un plutôt que dans ses croyances. L’illusion de l’idéologie n’existe pas au niveau de la connaissance, mais plutôt au niveau de l’acte ».
Ici, la réthorique de « l’interactivité » nous embrouille plus qu’elle ne met en avant les manœuvres des utilisateurs d’interfaces. Puisque l’arrière plan n’est pas visible, les utilisateurs ne peuvent pas interagir directement et de façon suffisante avec ces interfaces pour être en mesure de les comprendre. L’économie du ‘like’ sur laquelle repose nos média sociaux est particulièrement parlante. Qu’est-ce qui se passera si on se rend tous compte qu’on n’a jamais vraiment cru en ce qu’on « likait »?
Considérons les robots et l’économie du ‘like’ pour ce qu’ils sont: ce sont des éléments clé au capitalisme des réseaux sociaux qui permettent d’attribuer une valeur aux choses sur le compte de ses utilisateurs. Les réseaux sociaux ne sont ni une histoire de goût ni de mode de vie et ne se réfèrent pas à une attitude de consommation. Ils sont notre mode technologique de socialisation. Au siècle précédent, on n’aurait jamais considéré qu’écrire des lettres ou passer un appel téléphonique était une affaire de goût. On parlait de techniques « culturelles ». Mais juste après leur apparition et leur généralisation, les réseaux sociaux qui étaient une tendance et un service en ligne se sont changés en une infrastructure essentielle. Comme l’étaient dans le passé le fait d’écrire des lettres, envoyer des télégrammes et utiliser le téléphone. C’est justement à ce moment où les réseaux deviennent « infrastructure » que la question de l’idéologie (re)surgit.
(Traduction: Arnauld De L’Epine, edition: Léna Robin)