L’an 2000 ayant été celui de l’effondrement du NASDAQ, il était inévitable que 2001 nous amène sa fournée d’autobiographies pleurnichardes sur la déroute des dotcoms. Bien que très différents, tous ces récits ont en commun un désir de faire partager l’excitation de leur moment historique particulier, une intense volonté d’être « les premiers », et un culte collectif du travail acharné, presque esclavagiste, mais en même temps ludique, caractéristique des dotcoms : « Bossez dur, rigolez bien, entrez dans l’Histoire » (amazon.com). Leur confiance inébranlable envers les technologies des réseaux et leur foi en leur potentiel commercial sont stupéfiantes. Les origines idéologiques du modèle dotcom n’y sont l’objet d’aucun questionnement.
Après coup, on peut allégoriquement présenter les années dotcoms comme les « quatre-vingt-dix rapaces ». Les start-ups combinaient mythologies de la prise de risque entrepreneuriale et promesse d’une « richesse pour tous » Dans cette galaxie technologique à l’expansion illimitée, il y avait de la place pour tout le monde. Avec les toqués d’informatique et les boursicoteurs en ligne dans le rôle des héros, et les fournisseurs de capital-risque dans celui des parrains, la saga des dotcom raconte l’histoire de la techno-culture transformée en « tube ». Pendant une courte période (1998-2000) la rhétorique de la Nouvelle Économie fit un tabac. Internet était passé du domaine réservé des experts à celui du monde des affaires. Quelques années seulement après l’éclatement de la bulle, nous voyons s’estomper les récits romantiques ; mais revenons un peu en arrière, et jetons un coup d’œil sur leur âge d’or, pour voir comment celui-ci a été interprété à la lumière de la récession Internet des années 2001-2002.
Le système solaire dotcom
Le marché expansif de la deuxième moitié des années quatre-vingt-dix convainquit analystes financiers, investisseurs, experts-comptables et même régulateurs que tant que les cours se maintenaient à la hausse, il n’y avait aucune raison de mettre en question les pratiques managériales des « jeunes pousses ». Mais tout changea brutalement. Alors que les faillites de plus en plus fréquentes des dotcoms défrayaient la chronique à partir de mars 2000, l’année suivante vit l’effondrement de l’indice NASDAQ éclipsé par une récession généralisée et de bien plus grande ampleur, par le 11 septembre et par la déroute de firmes géantes comme Enron et Global Crossing.
La déconfiture d’Enron a été désignée comme la première fable morale de l’ère de l’après boom, et l’immense attention qu’elle attira de la part des médias représente un tournant hautement symbolique. « Et, comme pour confirmer qu’une époque était révolue, la septième plus grande entreprise du pays, une firme qui s’était “réinventée” en utilisant les outils et les principes en vogue – la technologie, la foi au marché, le lobbying pointu, et la capacité de profiter de la dérégulation pour créer de nouvelles activités commerciales – tout cela fit “Pschuit!”»1 Enron aurait été l’incarnation de la mentalité « faites-une-fortune-monstrueuse-en-un-rien-de-temps » qui poussa autour de la rencontre entre technologie numérique, dérégulation et mondialisation. Elle enfourchait l’ « esprit du temps » : vitesse, dernier cri, nouveauté et esbroufe2. Enron était censée être une entreprise « qui pense en dehors des sentiers battus », « qui altère les paradigmes », et « qui crée son propre marché ». Elle avait d’ailleurs été élue quatre ans d’affilée par ses pairs envieux comme la firme la plus innovante des États-Unis. Le noyau dur, l’élément le plus performant de la firme était sa plate forme web de transactions énergétiques. Internet en effet se trouva être le vecteur idéal pour distribuer ce « produit ». « Le pétrole n’était vraiment pas cool. Mais ses dérivés par contre, étaient “hot”. On conseilla alors aux entreprises de se débarrasser de leurs avoirs “durs”, de toutes ces usines et tous ces puits de pétrole qui sont comme des boulets aux pieds dans le grand saut en avant numérique. Le bon plan, c’était de se concentrer sur la marque et le marketing ».3 Ceux qui tentèrent d’imposer la discipline traditionnelle du bilan se virent traiter de ronds-de-cuirs incapables de saisir les nouvelles mesures de santé commerciale. Wall Street était à la recherche de ces « nouvelles mesures », censées quantifier l’immatériel génie de l’innovation, et il apparut que la mesure considérée la plus fiable était le clignotement des cours quotidiens des actions en bourse. Quand ce cours dégringola, c’en fut fini d’Enron. Nouvel état d’esprit, à mille lieues de l’euphorie précédente : « plus fort une firme proclame : “marché libre!”, plus on a envie d’examiner ses comptes de près – à supposer qu’ils n’aient pas déjà été réduits en lambeaux ».4 Et au bout du chemin c’est la finalité même de l’entreprise qui était en jeu: faire de l’argent, ou créer de la valeur et offrir des services à des consommateurs ?5) Tout d’un coup il y avait un gouffre entre « les pompiers courageux qui faisaient leur devoir en s’engouffrant dans les tours en flamme sans récriminer à propos des pensions auxquelles leurs veuves auraient droit, et les patrons d’Enron vendant leurs actions quand les cours commencèrent à flancher, sans prévenir leurs employés qui ensuite virent leur retraites, fondées sur leurs investissements dans la firme, partir en fumée ».6
Une foi aveugle en la « Nouvelle Économie » ainsi qu’un laisser-faire absolu caractérisèrent la fin des années quatre-vingt-dix. Et quand le crash des dotcoms eut lieu, on fit suivant les cas porter le chapeau aux années soixante, au libéralisme, au retour du matérialisme, à Bill Clinton, et même au mouvement écologiste.7 Il sembla alors que la seule façon de trouver une réponse à la crise était de postuler une différence entre « le pur et l’impur » entre l’Internet californien, bien sûr innocent, moral et alternatif, et l’Internet « malpropre », blanchisseur d’argent sale et flambeur pour la mafia de Wall Street. Kevin Kelly par exemple, rédacteur de Wired, et auteur en 1998 d’un ouvrage à succès8, se dédouane après coup de toute implication personnelle dans cette affaire: « Trois milliards de dollars évaporés sur le NASDAQ, 500 dotcoms en faillite, et un demi-million d’emplois perdus dans les secteurs technologiques de pointe. Même les badauds en ont ras-le-bol des gadgets bidons et de la bande passante dont on n’a jamais vu la couleur. Voilà la vision corrigée d’Internet qui, pour compréhensible qu’elle soit, est tout aussi peu fondée que la précédente, qui voulait qu’Internet croisse jusqu’au cieux. Internet n’est pas une création dictée par l’économie, c’est d’abord un miracle et un don »9. Kelly n’a qu’un souci : larguer au plus vite les PDG qu’il fréquentait assidûment au cours des fantastiques années quatre-vingt-dix . Afin de jeter un voile sur sa participation au paradigme précédent, le voila qui se met à chanter les louanges des légions de bricoleurs de pages perso: « Les cinquante sites web les plus populaires ont beau être honteusement commerciaux, la plupart des 3 milliards de pages web au monde ne le sont pas. Les entreprises ne sont responsables que de trente pour cent des pages web, comme par exemple le site de la firme pets.com (qui cible les propriétaires d’animaux domestiques). Le reste, comme “care4pets.com” ou “responsiblepetcare.com”, est un produit de l’amour. Pourquoi les gens bâtissent-ils 3 milliards de pages web en 2000 jours ? Un mot suffit pour éclairer ce mystère : partager. »10 Ces paroles onctueuses mettront sans aucun doute du baume au cœur de tous ceux qui n’étaient pas dans le jeu ou qui ont vu leur épargne s’évaporer dans la tourmente. Voila le volontariat érigé en pénitence pour le péché d’engouement spéculatif.
John Perry Barlow, co-fondateur de l’Electronic Frontier Foundation, propose, lui, une approche plus terre-à-terre. Dans une conférence prononcée au début de 2002, il admet que le statut de gourou de l’Internet n’est plus ce qu’il était. « J’ai probablement perdu 95 pour cent de ma fortune. Mais cela a été bon pour Internet, et à terme, cela va être très favorable aux dot-communistes. On n’avait jamais encore vu autant de jeunes gens pauvres devenir riches, puis redevenir pauvres aussi vite. Je pense qu’il y a là une belle expérience éducative qui vous apprend ce qui importe vraiment dans la vie. Avoir eu un phénoménal paquet d’argent quand on est encore très jeune, puis devoir constater que cela ne mène strictement à rien – voila qui vous apprend la vraie valeur des choses ».11 Tout comme Kelly, Barlow explique la « dotcommania » comme le résultat d’une tentative de prise de contrôle hostile d’Internet par les forces du passé. Sans citer aucun nom, il pointe du doigt les fournisseurs de capital-risque, les banques d’investissement, et autres « industries établies » Et il se sert de métaphores biologiques bien rodées: « Toute cette affaire des dotcoms était en fait un effort pour imposer les concepts économiques des 19ème et 20ème siècles dans un environnement où ils n’avaient pas cours, et Internet les a tout simplement rejetés. Il y avait là une attaque par des éléments étrangers qui a été repoussée par les défenses naturelles d’Internet ». Cependant, contrairement à Kelly, Barlow admet qu’il a commis des erreurs d’appréciation dans cette histoire, et « cherche à faire le point et voir quoi faire maintenant, parce qu’on s’est vraiment gouré à mort! ».
Selon un professionnel des nouvelles technologies, « pendant la vague dotcom, les salariés étaient complètement obnubilés par l’appât du gain . Ils exigeaient des rémunérations mirobolantes, et changeaient de job chaque année. Maintenant l’heure des comptes est arrivée ».12 Et dans le même article, le journaliste d’expliquer: « Voila que tout d’un coup, la “vieille” économie rattrape la “nouvelle” – si vous pouvez vous servir d’une fraiseuse ou couler du béton, c’est l’embauche ». Les travailleurs cognitifs sont, comme tout le monde, « tributaires de la loi de l’offre et de la demande ». Que l’on ait pu refiler une telle doctrine comme une révélation ne peut être compris que dans le contexte des promesses d’hyper-croissance sans limites engendrées par le phénomène dotcom, et de la croyance en une capacité de la technologie à créer constamment par elle-même de nouveaux marchés dans un cycle dépassant, tout simplement, les lois traditionnelles de l’économie.
L’heure des reproches était désormais arrivée. Signe d’un retour de manivelle, l’un des directeurs de la Commonwealth Bank d’Australie, David Murray, mit en garde, dans un discours au Congrès Mondial sur les TIC, contre « la tentation de faire des nouvelles technologies une stratégie en soi »13. Se targuant de n’avoir jamais adopté lui-même le modèle dotcom, Murray indiqua que la technologie n’apportait plus de gains de productivité à sa banque: « Quand chaque ordinateur de bureau représente des royalties à payer, et que ces ordinateurs servent principalement aux employés à faire leur courrier personnel, ou à télécharger du porno et créer ainsi des risques juridiques (…) quand cette technologie ne répond pas à nos attentes, il faut bien alors se demander à quoi elle sert ? » Et il en vint même à accuser les NTIC de ruiner l’économie mondiale: « Microsoft prétend que les nouvelles technologies vont être à la pointe de la croissance de l’économie mondiale. Eh bien je vous dis que l’industrie des NTIC aux États-Unis a, à elle seule, saccagé l’économie mondiale car elle a suscité des attentes immenses, et quand celles-ci furent transformées en promesses aux investisseurs … ces investissements étaient tout simplement dénués de réalité ».
Et c’est ainsi que nous voyons firmes technologiques et capital financier s’accuser mutuellement d’être responsables du crash des dotcoms et de la récession qui suivit.
Mais sous l’excitation enthousiaste de la fin des années quatre-vingt-dix, nous pouvons déceler un profond sentiment de l’inévitable. J’hésite à parler de fatalité, ne serait-ce que par référence à Jean Baudrillard, qui n’aurait eu que mépris pour les dotcoms au vu de leurs comportement aussi manifestement obscènes. Le fait est que, malheureusement, les dotcoms étaient sans surprise. N’ayant aucune stratégie de puissance à long terme, et manquant complètement de l’énergie que peut donner un projet, les dotcoms en étaient réduites à la fraude et au bluff le plus vulgaire. Avec d’autres composantes de la « société de transparence » les dotcoms étaient guidées par une médiocrité fondamentale. La « Génération @ » n’était qu’un leurre: rien que des gens tout à fait ordinaires, sans secret à révéler. Aucun signe de désespoir ou de son contraire. Tout juste des paris fumeux et de la délinquance en col blanc. Et maintenant il y a ce cynisme glacial , qui fait suite aux enjeux qui ont mal tournés. Pas de profondeur, rien que la légèreté. Et surtout pas de faute imputable qui que ce soit.
« La réglementation, c’est pour les fillettes. Ici nous sommes des innovateurs sans peur et sans reproches, qui se foutent des règlements »14. Le gourou du management Tom Peters avait appelé à la révolution, à l’abolition des règles établies et au renversement du système – et c’est bien ce que les « Enroniens » firent. On peut se demander s’ils avaient prévu que cela les conduirait à terme au délit d’obstruction à la justice. « Le détournement de la réglementation était devenu une règle de conduite » explique Karel Williams, professeur de comptabilité à Manchester15. L’élite managériale d’Enron avait créé dans l’entreprise une culture interne de la témérité. Selon lui les « fautes de conduite » des employés individuels étaient en fait couvertes et récompensées par la culture générale du monde des affaires : « La bourse elle-même était complice de ces malversations du fait que toute arnaque nécessite la présence simultanée d’un benêt avide prêt à être crédule et d’un escroc malin qui va empocher la mise ». L’élément clef était la rapidité. Le jeu était joué avant même que les protagonistes puissent se rendre réellement compte de ce qu’ils faisaient. La compression du temps joue un rôle dans cette « innocence organisée ». Le culte de la vitesse, entretenu par les « turbo-entreprises » entourées de jeunes battants communément connus comme les « bébés en costume trois-pièces », faisait fi du besoin, et même de la possibilité de poser la moindre question élémentaire. Pris dans cette hallucination collective, même la simple suggestion que toute économie connaît des hauts et des bas était hors de propos. L’an 2000 était là et tout allait bien.
Les dotcoms étaient en fait à la pointe d’un culte bien plus large de la vitesse qui sapait les fondements des règles traditionnelles du monde des affaires, de l’audit et de la finance en particulier. L’audit lui même était devenu particulièrement rentable. « L’auditeur envoie une courte lettre officielle à la direction et aux actionnaires qui passe dans le bilan annuel et ou il est affirmé que tout est nickel. Ensuite il (ou elle) fait parvenir à la direction une deuxième missive – secrète celle-là – où il/elle détaille les “problèmes ” C’est “la lettre aux directeurs” et c’est là que se situe l’audit réel »16 Selon Kohler, l’audit est devenu une activité visant à s’assurer que le bilan d’une société est conforme à la lettre des règlements comptables, plutôt qu’à vérifier s’il est honnête et véridique. Les audits des entreprises en sont venus à être entièrement basés sur les données fournies par le management. Ces pratiques commerciales dites « fluides » – mais en réalité cavalières – constituent le noyau du système dotcom. Comme Kohler l’écrit à propos d’Enron: « Chez Andersen ils étaient tellement fixés sur leur relation extrêmement lucrative avec la société, et sur l’application de la lettre des règlements régissant l’audit qu’ils en étaient arrivés à être aveugles au fait que les comptes étaient truqués ».Un grand nombre de dotcoms, elles, n’en arrivèrent même pas au stade où il fallait trafiquer le bilan annuel. Leurs problèmes commençaient dès le moment où elle devaient soumettre leurs comptes trimestriels et les documents concernant leurs perspectives de revenus selon leurs plans et leurs prospectus afférant à l’Introduction à l’offre, c’est à dire la première introduction sur le marché boursier. Il est maintenant devenu évident que le phénomène dotcom n’aurait jamais eu lieu sans les « bébés en costume trois-pièces », les comptables « entrepreneuriaux » et les banquiers « visionnaires »..
Pourtant, les anciens des dotcoms sont toujours aussi abasourdis. Ils ne s’étaient pas rendu compte qu’alors qu’ils clamaient que « tout allait changer! », la réalité historique est que toute révolution finit par dévorer ses enfants. C’est pourquoi la crise qui avala ces héros de l’entreprise virtuelle fut perçue comme injuste et sans fondement, et certainement sans coupables. Il n’est pas impensable que des avocats aient conseillé aux auteurs de la « dot .bomb » de ne pas trop approfondir le sujet, par peur de poursuites judiciaires. Cela pourrait expliquer l’absence surprenante de toute analyse. Mais ce n’est pas l’essentiel. Les aventuriers des dotcoms avaient l’histoire de leur côté. Les ouvertures ne pouvaient que se multiplier. Alors, qu’est-ce qui n’a pas marché ?
La galaxie Internet
Passons à la théorie. Jusqu’à fin 2001 il était généralement admis qu’après tant de dizaines d’années de croissance soutenue, le secteur technologique ne pouvait pas être touché par la récession. La « loi de Moore » – la capacité des processeurs double tous les dix-huit mois – était censée valoir pour l’industrie à base technologique en général. Aucune surproduction ne saurait exister, la branche ne connaissant qu’une demande insatiable pour les derniers modèles mis en vente. Même Manuel Castells, dans La Galaxie Internet17, n’échappe pas à ce dogme: « Les sociétés .com, en dépit des grandes envolées qu’elles suscitent, ne sont qu’une petite avant-garde de francs-tireurs du nouveau monde économique. Comme dans toute expédition hardie, certains mirages s’évanouissent et le paysage est jonché d’épaves » (p. 83)
Castells n’arrive pas à voir autre chose qu’un avenir radieux pointer à l’horizon. Il écarte l’idée que la croissance économique des années quatre-vingt-dix fut « spéculative et débridée » : « la cotation élevée des actions technologiques ne saurait être réduite à une “bulle financière”, en dépit de la surévaluation évidente de nombreuses firmes » (p. 101). Tout en affirmant mettre en œuvre une démarche « rigoureuse » et « analytique », Castells néglige les aspect idéologiques du paradigme de la « Nouvelle Économie », ainsi que ses manifestations pornographiques (magazines, conférences, gourous du management, consultants en NTIC transformés en demi-dieux). Bien au contraire, il neutralise le terme même de « Nouvelle Économie », en lui faisant désigner tous les secteurs économiques qui ont adopté la technologie de l’information. « L’entreprise en réseau » n’est pour lui ni un réseau d’entreprises, ni une entreprise dont l’organisation interne est en réseau. Il s’agit plutôt d’un « dispositif “léger” d’activité économique, construit autour de projets précis, qui sont mis à exécution par des réseaux de composition et d’origine diverses : le réseau est l’entreprise qui entreprend » (p. 87)
Contrairement aux prophètes de la Nouvelle Économie, tels George Gilder, Tom Peters ou Kevin Kelly, Manuel Castells ne prêche pas. Il se garde bien d’électriser son audience avec des concepts racoleurs. Figure de proue de l’académisme modéré mais en phase avec son temps, le professeur de Berkeley considère « à juste titre » La Galaxie Internet comme sa contribution à une réconciliation possible de l’industrie et de la communauté. Car il ne veut surtout pas froisser les susceptibilités des ingénieurs en haute technologie ni le monde des affaires. Alors il fait du va-et-vient, encensant les changements bien réels apportés par les nouvelles technologies, tout en minimisant les effets à long terme de la bulle spéculative. En bon « réaliste technologique » partisan du « capitalisme naturel », Castells est favorable à la régulation et aux modèles de croissance soutenable. Confronté à la crise de légitimation affectant les gouvernements, il affirme la nécessité d’une représentation politique vraie et d’une intervention efficace des pouvoirs publics: « Si nous ne reconstruisons pas, par le bas et par le haut, nos institutions politiques, nous ne serons pas en mesure de répondre aux défis fondamentaux auxquels nous sommes confrontés » (p. 341). Voilà un programme très ambitieux, et l’on assigne un peu trop souvent à Internet la lourde charge de le réaliser. Mais Manuel Castells n’a pas fait le voyage au fond de la Galaxie afin d’explorer les limites de son propre discours. Pour lui société égale réseaux et nous sommes ainsi entraînés de plus en plus profondément dans le Cyberespace. Nulle place n’est ici laissée pour un examen critique de la métaphore du réseau, et encore moins pour une mise en question de son programme. Aucune poésie des univers parallèles. Comme pour beaucoup de techno-déterministes, l’histoire, pour Castells, est à sens unique.
Chez les théoriciens d’Internet, Manuel Castells représente la troisième vague, celle des chercheurs en sciences sociales pragmatiques, après celles des informaticiens et des cyber-visionnaires. Pour lui, l’impact des NTIC sur l’économie, la culture et la société est réellement profond. Mais d’autre part, les grandes lois de l’économie sont toujours valables. À partir du milieu des années quatre-vingt-dix, ce sont les marchés financiers qui ont imposé direction et rythme de croissance au secteur technologique, et non l’inverse – Castells en est bien conscient. La technologie n’est plus en elle-même la force motrice: « Nous n’entrons pas dans un monde idéal de croissance forte illimitée qui abolirait le cycle des affaires et ignorerait les crises » (p. 85-86) », écrit-il … pour peu après changer de position : « Considérer qu’Internet ou le génie génétique sont les moteurs technologiques de l’économie du XXIe siècle et investir dans les firmes productrices ou premières utilisatrices de ces grandes innovations indépendamment de leur rentabilité à court terme ne paraît pas entièrement irrationnel » (p. 111)
Dans la société du risque on ne peut pas attendre de la théorie qu’elle fournisse une méta-perspective des certitudes. Mais dans quelle mesure ce monde est-il dangereux pour Castells lui-même? Hostile à la fois à la spéculation intellectuelle et au négativisme ironique, il se retrouve dans une position un peu compliquée. Il veut être en plein dans l’ « esprit du temps », de plus en plus rapide, mais en étant couvert par une assurance tout-risques. Castells nous fournit donc un compte-rendu impressionnant et soigneusement équilibré des recherches récentes, mais sa contribution est finalement modeste et manque de recul critique. Paradoxalement, ces pensées bien tempérées ne nous aident pas beaucoup à comprendre les convulsions violentes de l’État Internet.
Mais la dotcommania a bien eu lieu, et son histoire doit être analysée. Castells écrit: « Voici un enchaînement typique de la Silicon Valley à la fin des années 1990. Au départ, il y a un projet audacieux d’activité lucrative, et une certaine connaissance de la façon dont la technologie Internet peut y contribuer, mais par une innovation commerciale plus que technologique. N’oublions pas qu’alors la technologie est souvent en open-source, “hors commerce” : la vraie question est de savoir ce qu’on pourrait en faire, et l’ingrédient essentiel ici est le talent » (p. 101-102) Je dirais plutôt que ce qui compte vraiment, c’est de modeler des concepts, des « mêmes » , des idées, et de les fortifier et de les gonfler ensuite de façon qu’ils deviennent opérationnels. Un discours productif n’est pas simplement parole. Et la création d’une idéologie qui marche n’est pas une simple affaire de talent. L’application « monstre » n’est pas issue des gens tout court, mais d’une capacité collective à mobiliser et à canaliser « l’Esprit du Réseau ». La doctrine dotcom n’a été possible que parce qu’elle rassemblait des idées venues d’ailleurs et mobilisait toutes ces pièces du puzzle en les pointant vers « l’Avenir » La geste dotcom se fondait sur et se nourrissait d’une rétroactivité en boucle en accélération continue. Elle était également tributaire de forces bien plus grandes -privatisations, dérégulation, mondialisation – tout en étant inscrite dans une situation structurellement instable, causée par les « turbulences informationnelles ». Castells connaît les limites de ses catégorisations bureaucratiques, et tempère la quasi-neutralité de son rationalisme instrumental avec des considérations in fine plutôt ambivalentes.
La recherche de Castells couvre la période de la « dotbomb » (mars 2000 – mars 2001), ce qui ne l’empêche pas de maintenir ses objections envers les libéraux de l’ancienne économie qui voyaient en la dotcommania une simple « bulle spéculative »: « Je pense que la métaphore de la “bulle” est fallacieuse parce qu’elle fait référence à un concept implicite, l’équilibre naturel des marchés, qui apparaît dépassé dans un monde où les marchés financiers sont globaux et interdépendants, et opèrent à une très grande vitesse tout en réagissant en temps réel à des turbulences informationnelles complexes.” (p…) La surestimation des actions technologiques en 1996-2000, tout comme la dévaluation qui suivit furent « sans rapport aucun avec les performances des entreprise concernées ». Ici, nous voyons Castells chercher un moyen d’estimer la valeur dans l’économie en réseaux en dehors des marchés financiers, et, faute d’en trouver, déclarer que la baisse de 2001 constitue « une nouvelle manifestation du cycle économique ». Ce qu’il veut faire ici est en fait une tentative héroïque pour séparer le secteur technologique de celui de la bourse des valeurs. Il n’a pas tort de dire que la volatilité des marchés est de nature systémique. Les post-marxistes diraient peut-être qu’il s’agit d’une « crise permanente ». Mais il est significatif que Castells ne blâme pas les combines frauduleuses, mais « les éternels objecteurs pessimistes de l’ancienne économie de l’ère industrielle »
Et là je ne suis pas d’accord. Le fondement du secteur des NTIC, c’est la logique capitaliste. Seul une radiation massive des actions technologiques ou la fermeture pure et simple du NASDAQ, tous deux hautement improbables, arriveraient à dissocier capital financier et industrie informatique. Il n’y a pas eu d’attaque par les « barbares », venant de la « vieille » aristocratie monétaire anglo-juive de Wall-Street, contre les « jeunes » artisans hippies de la Côte Ouest qui, eux, coderaient pour le bien commun. Cela dit, la ferme intention de Castells de traiter économie et société comme un tout est la bonne stratégie. Il n’y a plus d’Internet « pur » qui puisse être localisé quelque part en dehors du marché. Malgré les activités parfois utopistes des codeurs, artistes et activistes, on ne peut plus dissocier si facilement Internet de la logique du capital. Le message de Manuel Castells, c’est que nous vivons dans la Galaxie Internet, comme si l’on pouvait prétendre le contraire, et c’est un message emprunt de pragmatisme. Il en arrive même à ressembler remarquablement à la thèse que Michael Hardt et Toni Negri soutiennent dans leur célèbrissime Empire: nous vivons à l’intérieur de l’Empire (et n’allez pas prétendre qu’il y ait un extérieur à l’Empire). On peut en dire autant des conclusions de Castells: « Si nous ne nous occupons pas des réseaux, les réseaux, eux, s’occuperont de nous. Qui veut vivre en société à cette époque et en ce lieu sera nécessairement confronté à la société en réseaux » (p. 342)18
Même après le crash des dotcoms, l’innovation technologique continuera à être dictée par l’économie – peut-être plus que jamais. Le combat vient de s’engager en ce qui concerne les modalités sous lesquelles une renaissance technologique pourrait avoir lieu: logiciel libre, « open source », « copyleft », troc, « argent gratuit, « amour », etc. Le rôle joué par les marchés financiers et les très grandes firmes dans cette « extension des libertés » est hautement controversé – et peu clair. Si la communauté – au sens le plus large du terme – qui constitue Internet ne veut pas refaire le parcours menant de l’inflation à l’implosion, il lui faudra inventer de nouveaux modèles économiques, et cela vite, sinon le capital va immanquablement frapper de nouveau à la porte.
(traduit de l’anglais par Patrice Riemens)
- Richard W. Stevenson, “Why a Business Scandal became a National Spectacle”, The New York Times, 17 janvier 2002. [↩]
- Bill Keller, « Enron for Dummies », The New York Times, édition en ligne, 26 janvier 2002. [↩]
- Ibid. [↩]
- Ibid. [↩]
- « Peut-être que dans notre société, nous en sommes arrivés à tellement associer faire des affaires avec faire de l’argent – ou plutôt, à enregistrer des rentrées d’argent selon les règles de l’art comptable – que les analystes financiers ne semblent plus avoir de cadre de référence institutionnel leur permettant de distinguer un artifice comptable d’une opération commerciale, ni une rentrée prospective d’une réelle création de valeur » (Jonathan Siegel, sur la liste électronique de Steve Brant, « Triumph of Content », 20 janvier 2002 [↩]
- Karel Williams, « The Temptation of Houston », Australian Financial Review, 15 mars 2002, p3. [↩]
- Timothy Noah, « Blaming Liberalism for Enron » www.slate.msn.com , 21 janvier 2002. [↩]
- Kevin Kelly, New Rules for the New Economy : 10 Ways the Network Economy is Changing Everything, Fourth Estate, Londres, 1998. [↩]
- Kevin Kelly, « The Web Runs on Love, Not Greed » , Wall Street Journal, 4 janvier 2002. [↩]
- Ibid . [↩]
- Rachel Konrad, « Trouble Ahead, Trouble Behind », entretien avec John Perry Barlow, News.com 22 février 2002. [↩]
- Stephen Long « White Collar Blues, The Professional Job Crisis »),Australian Financial Review, 23-24 février 2002, p.1. [↩]
- Katrina Nicholas « CBA Chief Attacks IT for Wrecking World Economy ,Australian Financial Review, 1er Mars 2002, p37. [↩]
- Keller, loc. cit., à propos de l’idée qu’Enron avait d’elle-même. [↩]
- K. Williams , loc.cit. [↩]
- Alan Kohler, « Noble Profession Crumbles in the Rubble of its Own Sept 11 », Australian Financial Review, 23-24 mars 2002, p. 72-73. Kohler cite l’éditeur de la lettre professionnelle des experts comptables, Michael Latterty: « La crise … a été pour la profession l’équivalent des horreurs du 11 septembre. Tout comme le 11 septembre, il s’agit d’un cri d’alarme – parce qu’il y a encore pas mal d’autres Enron, certains de dimension nationale ». Selon Kohler, cette « dimension nationale » concerne les banques japonaises insolvables et pour lesquelles les cinq plus grosses firmes d’accountancy ont signé des décharges sans réserve dans leurs bilans annuels. [↩]
- Manuel Castells : La Galaxie Internet, trad. française Paris, Fayard, 2002 [↩]
- Il y a là un beau parallèle avec l’avertissement de Moholy-Nagy, disant en 1920 que les ignorants des choses de la photographie seront les illettrés du futur. Cf. Hubertus von Amelunxen, in Villem Fluesser, Towards a Philosophy of Photography, Reaktion Books, Londres, 2000, p. 90. [↩]